Stéphanie Marquès, professeure de lettres au collège Pierre Girardot de Sainte-Tulle, propose un deuxième compte-rendu d'expérience sur l'usage de l'IA dans le cadre, cette fois-ci, de l'écriture d'un sonnet d'amour.
Dans l’article précédent, nous avions mis au défi l’intelligence artificielle d’écrire un début de nouvelle fantastique. De la même manière et sans grand espoir désormais suite aux réponses très approximatives et imparfaites de l’I.A., nous l’avons interrogée sur sa capacité à écrire un sonnet d’amour : l’I.A. saurait-elle ce qu’est un sonnet, alors qu’elle ignorait la notion de « nouvelle fantastique » ? L’amour n’est-il pas un thème particulièrement prolifique dans la littérature ? La banque de données doit être telle que l’I.A. devait faire mieux dans ce domaine…
Je vous propose de découvrir cette nouvelle expérience, toujours menée, avec mes deux classes de 4e, dans le cadre de la séquence 2 « Dire l’amour ». De nouvelles imperfections apparaitraient, faisant toujours de l’I.A. cet outil précieusement imparfait qu’on aime corriger, mais cette fois, elle allait aussi nous interroger sur notre propre pouvoir de création.
1. Ecris un sonnet d'amour"
Voilà ce que nous avons demandé à plusieurs chatbot cette fois. Les réponses sont éloquentes.
En voici deux exemples:
Dans le doux éclat d'un soir d'été, Nos regards se sont enfin croisés. Un frisson parcourt mon être entier, Et mon cœur s'est laissé envoûter. Tes yeux, deux étoiles dans la nuit, Illuminent ma vie de mille feux. Ta voix, un chant mélodieux, Emplit mon âme d'un bonheur infini. Chaque jour, mon amour grandit, Comme une fleur qui s'épanouit. Je suis captivé par ta présence, Et je me perds dans ta douce essence. Mon amour pour toi est inébranlable, Un sentiment pur et inaltérable. Je t'aime plus que les mots ne le disent, Et je veux passer ma vie à tes côtés, ma promise. ChatgptX |
Dans le jardin de mon cœur fleurit l'amour, Tel un doux parfum qui embaume l'air, Chaque battement de mon cœur est un tambour, Qui résonne pour toi, ma tendre bien-aimée. Tes yeux brillent comme les étoiles dans la nuit, Leur éclat illumine mes jours sombres, Et dans ton sourire, je trouve la lumière, Qui guide mes pas sur le chemin de l'amour. Ton amour est un doux rêve devenu réalité, Une douce mélodie qui berce mon âme, Et dans tes bras, je trouve la sécurité, Pour affronter les tempêtes de la vie. Mon amour pour toi est infini comme le ciel, Et chaque jour, il grandit davantage, éternel. Chatbotgpt |
Les élèves s’insurgent : mais où sont les deux quatrains et les deux tercets d’un sonnet ? Ouf, ils savent ce qu’est un sonnet !
A nouveau me voilà rassurée sur les connaissances de mes élèves. Ils remarquent dans la foulée que les vers sont différents (tantôt des décasyllabes , tantôt des octosyllabes… bref, aucune régularité classique ). Les rimes sont bien présentes quoique très aléatoires ( rimes suivies, croisées ), et parfois très libres. Toutes ces remarques me confortent dans l’idée que les failles de l’I.A. sont délicieusement exploitables pour notre pédagogie, qu’elle est à nouveau ce bouc-émissaire qui me permet de montrer aux élèves les erreurs à ne pas faire. Mais quelque chose de nouveau nous saute aux yeux : les poèmes se ressemblent étrangement…
2. De l’algorithme au cliché
Une I.A. utilise une banque de données géante, rappelons-le: elle compile des milliers de poèmes d’amour pour dégager les thèmes, les topoï, le vocabulaire liés à ce thème. Résultat : un déversement de clichés et d’expressions toutes faites.
A la lecture du premier poème, les élèves sont plutôt admiratifs: ils trouvent le poème joli, malgré les erreurs de forme. Mais à la lecture des suivants, ils se rendent compte : « c’est toujours pareil ! »
Je leur demande alors de surligner dans les textes toutes les redondances, tous les points communs, et on dégage certains motifs et topoï: des références systématiques aux fleurs, à la musique ( une « douce mélodie » ), au regard ( les yeux semblent souvent des « étoiles » ), à la lumière ( le verbe « illuminer » semble incontournable ); l’idée qu’un amour « grandit » ou « s’épanouit »… L’observation attentive de ces textes nous amène à une véritable étude des métaphores et du vocabulaire des sentiments et des sensations. Outre le bénéfice pédagogique de ce travail, nous découvrons que l’I.A. produit du cliché. Comment en serait-il autrement d’un algorithme ? C’est bien ce que nous supposions précédemment avec notre biographie de Maupassant: en répondant à la majorité, à la prédominance, l’I.A. appauvrit sa propre « création ». Elle a vidé par nécessité, tout ce qui relève de l’originalité, de l’exceptionnel, de l’inattendu.
Les élèves qui trouvaient le premier texte joli, finissent par dire que tout cela est mièvre, répétitif.
Et moi, je me rends compte que si je leur avais demandé d’écrire un sonnet d’amour en rédaction, comme on le fait traditionnellement, je me serais bien satisfaite de ces clichés. Peut-être même qu’inconsciemment je les aurais attendus… C’est toute une façon de faire que je remets tout à coup en question ! Combien de sujets «vous écrirez à la manière de …. » n’avons-nous pas proposés à nos élèves depuis des décennies ! Sans nous en rendre compte, nous avons fait de nos élèves des sortes d’I.A. en leur demandant de réutiliser des thèmes, des constructions et même des styles d’auteur ! Comme le dit Gaspard Koenig, dans Voyage d’un philosophe au pays de l’intelligence artificielle ( L’Observatoire, collection De Facto, 2019), «nous avons tendance à développer notre « robot intérieur ». Et si nous faisions le pari de l’originalité ? Demander aux élèves de créer à leur manière ?
Leur sujet de rédaction ne sera donc pas « Ecrivez un sonnet d’amour » mais « Ecrivez un sonnet d’amour qui détourne les clichés, qui les renverse » et qui amène ainsi le sonnet d’amour dans le troisième millénaire. Comment exprime-t-on l’amour en 2024 ? Toujours avec des fleurs et des yeux comme des étoiles ?
Je ne savais pas à quoi m’attendre, c’était nouveau de parier sur le pouvoir créateur de nos élèves… Je ne fus pas déçue.
3. Le pouvoir créateur de la littérature
Si certains élèves ont eu du mal à se départir de clichés tels que « Tes yeux brûlants d’amour », l’amour « infini », « le coeur submergé par la joie », on ne peut leur en vouloir, après des années à leur demander de « faire à la manière… », après la récupération incessante des clichés amoureux aussi dans les chansons, dans les téléfilms et dans les séries. Il n’est pas si facile de chercher ses propres métaphores. C’est pourquoi ceux qui souhaitaient se mettre à deux ont pu le faire. A quatre mains, les idées fusent et surtout, l’un est toujours à même de repérer les clichés de l’autre (voir copies de élèves)
Ainsi, certains ont proposé une véritable originalité. Les roses habituelles sont devenues souvent des « coquelicots ». Les matins printaniers se sont mués en soirées d’hiver, en « jour polaire », en « soir de pluie », les parfums sont devenus de « belles odeurs de fraise ». D’autres ont fait entrer la poésie d’amour dans le XXI e siècle ! En voici un extrait:
« Dans un monde connecté, nos cœurs se sont trouvés
Des messages doux, des emojis remplis d'affection
Nos écrans sont témoins de notre connexion
Une histoire d'amour virtuel, mais bien réel »
« Nos conversations s’enflamment, nos snaps s'illuminent
Des selfies complices, des moments partagés
Chaque like, chaque commentaire, c'est un baiser » (Benjamin et Léo)
Si l’I.A. ancre la poésie d’amour dans des siècles de littérature, les élèves ont décidé d’y amener précisément le numérique, le virtuel, le monde de l’intelligence artificielle elle-même ! Quel pied de nez à l’I.A. ! Quelle ironie du sort !
Au pouvoir répétiteur, algorithmique de la machine, les élèves répondent par un pouvoir créateur ! L’homme contre la machine ! Ce n’est plus de la science-fiction ! L’originalité dont ils ont fait preuve leur montre que ce pouvoir créateur est une spécificité qui reste bien humaine… pour l’instant du moins. Peut-être que l’I.A. pourra un jour faire preuve d’originalité, qu’elle pourra renverser ses propres clichés bientôt…
4. Conclusion
Cette nouvelle expérience avec l’intelligence artificielle a été encore plus enthousiasmante que la première, car elle nous a tous rassurés sur notre capacité à créer mieux, à « créer » tout simplement car l’I.A .calcule, synthétise, génère mais elle ne « crée » pas au sens profond du terme, en tout cas pas pour l’instant… Si elle y parvient un jour, alors il nous faudra à nouveau nous interroger sur les moyens d’exprimer notre « humanité ».
Au-delà d’avoir permis de trouver de nouvelles manières de faire « créer » les élèves, cette expérience interroge nos propres pratiques pédagogiques et notre tendance à « robotiser » les élèves, à chercher des réponses « types », « uniformes », « uniformisantes »… Encore une fois, tester l’I.A. m’emmène bien plus loin que prévu. Par son fonctionnement algorithmique, elle nous pousse sans cesse à chercher le différent, l’unique, l’humain… Etre unique plutôt qu’uniforme. Voilà ce que j’ai envie d’enseigner à mes élèves…
Notre prochain voyage sera d’ailleurs plus philosophique et critique; nous devrons « pénétrer le système » pour mieux comprendre les enjeux sociétaux engendrés par l’I.A. Celle-ci ne sert évidemment pas qu’à écrire des textes et ses dangers sont réels. De nombreuses oeuvres nous ont déjà mis en garde. C’est cette littérature qu’il sera désormais judicieux d’explorer. La fiction interroge le réel…